Gustave Flaubert
CETTE FEMME !
L’EDUCATION SENTIMENTALE
Qu’elle était belle pourtant,
cette femme
dont la voix douce avait des modulations accentuées qui remplissaient ses phrases de caresses singulières
-toujours calme,sereine et souriante comme au réveil d’un beau songe,- jamais une plainte,pas un regret.
Absorbée dans l’ivresse qu’elle puisait chaque matin aux yeux de son amant,
la journée s’écoulait pour elle à digérer ce bonheur
qui se renouvelait
tous les soirs.
Que lui faisait le temps passé derrière elle,
auquel elle ne songeait,
et le temps à venir qui serait beau comme aujourd’hui ?
Les embarras de l’existence qu’elle ne sentait point et les tourments intérieurs d’Henry,
que n’éprouvant pas,
elle ne pouvait imaginer exister ?
Elle vivait avec lui,
chez lui,
à eux deux- lui en fallait-il davantage ?
Elle se plaisait à le combler
de soins minutieux,de prévenances recherchées,
cherchant ce qui pourrait
lui plaire et le rendre heureux,lui causer une joie ou un sourire,
enfin voulant entourer la vie d’Henry de son amour,
comme des deux ailes d’un ange.
……
Elle veillait à tous les détails du ménage ;
et les douceurs du foyer n’avaient point d’autre cause que sa présence,
car elle touchait à tout,faisait tout,
ennoblissant,parfumant chaque chose.
Le linge qu’Henry portait sur lui avait été raccommodé par elle,
elle faisait elle-même le lit sur lequel ils dormaient,
lui taillait ses plumes pour écrire… …….
se penchait sur son épaule quand il travaillait ; s’il sortait pour quelque course, elle lui envoyait des baisers de la fenêtre, et lorsqu’il rentrait, elle était là pour lui sauter au cou à peine la porte ouverte, et pour se suspendre à ses lèvres. C’était de plus en plus un abandon complet de tout ce qui n’était pas son amant … Ainsi qu’aux heureux, son ciel n’avait qu’une étoile.
Dans ses plus doux moments, … elle trouvait moins à lui dire et n’avait presque plus de ces gazouillements enfantins dont elle était si prodigue autrefois ; … tout en effet avait été dit, redit, répété cent fois, la parole devenait inutile, tout se traduisait par le regard et par le sourire, un éternel sourire ! …
Dans le développement comparé d’une passion, d’un sentiment, et même dans la compréhension d’une idée, l’un devance toujours l’autre, et le second est arrivé au point culminant que le premier l’a dépassé ou est déjà revenu en arrière. … On adore telle femme qui commence à vous aimer, qui vous adorera quand vous ne l’aimerez plus, et qui sera lassée de vous quand vous reviendrez à elle. L’unisson est rare dans la vie, et l’on pourrait compter le nombre des minutes où les deux cœurs qui s’aiment le mieux ont chanté d’accord.
Puis il la connaissait si bien !
Il savait par cœur
la fin de la phrase qu’elle entamait,l’intonation qu’elle y mettrait,le geste qui l’accompagnerait,le regard qui le suivrait.
Il avait tant de fois
posé sa tête sur ses seins nus,et balayé de sa chevelure les places de son corps offertes à ses regards ;
chaque pore de cette peau blanche avait si souvent aspiré son haleine ;
il l’avait vue tant de fois
dormir,s’éveiller,parler,s’habiller,marcher,manger !
Michèle