Rencontre du dimanche

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Précédents / 3 novembre /

Tchekhov • Vous avez le malheur d’être femme

Tchekhov

Vous avez le malheur d’être femme

L'Ours (extrait sc.8)


SMIRNOV.

– Ah !

l’étonnante chose !

 Comment voulez-vous qu’on vous parle ?

 En français ?

 (Il se fâche et zézaie.)

 

Madame,
jé vous pri
 … Comme je suis heureux que vous ne me rendiez pas mon argent…
Ah !
Pardon de vous avoir dérangée !
 Quel temps magnifique aujourd’hui.
 Et ce deuil vous va si bien !

 Il s’incline et joint les talons.

 

MME POPOVA.

– Ce n’est pas spirituel, et c’est grossier.

 

SMIRNOV, la contrefaisant.

Pas spirituel et grossier !

 Je ne sais pas me tenir en société féminine !

 

Madame,

dans ma vie,

j’ai vu bien plus de femmes que vous n’avez vu de moineaux !

 

Je me suis battu trois fois en duel pour des femmes ;

j’ai quitté douze femmes ;

neuf autres m’ont lâché.

 

Oui !

Il fut un temps où j’étais stupide ;

 

j’étais sucré comme du miel,

doux comme du lait d’amandes ;

je me déroulais comme des perles ;

je joignais les talons

J’aimais ;

 

je souffrais ;

je soupirais sous la lune ;

je me liquéfiais ;

je fondais ;

je devenais glacé…

 

J’aimais passionnément,

avec rage,

de toutes les manières,

que le diable m’emporte !

Je parlais comme une pie de l’émancipation des femmes ;
les sentiments tendres m’ont coûté la moitié de ma fortune.

 

Mais maintenant,

votre humble serviteur !

Maintenant,

on ne me trompera pas !

Suffit !

Yeux noirs,

yeux passionnés,

lèvres rouges,

fossettes aux joues,

lune,

« murmure, respiration craintive»,

pour tout cela,

madame,

je ne donnerai pas désormais un rouge liard !

 

Exception pour les personnes présentes,

mais toutes les femmes,

         petites ou grandes,

sont

des mijaurées,

des maniérées,

des cancanières,

haineuses,

menteuses jusqu’à la moelle des os,

frivoles,

mesquines,

sans pitié,

d’une logique révoltante
et,

en ce qui concerne cela

(il se touche le front),

pardonnez ma sincérité :

un quelconque moineau peut rendre des points à une philosophe en jupons !

 

Regardez une créature poétique ;

c’est de la mousseline,

de l’éther,

une demi-déesse,

un million d’enchantements ;

mais j

jetez un coup d’œil dans son âme

► c’est un crocodile ordinaire !

 

(Il prend une chaise par le dossier ; le dossier craque et se casse.)

 

Et le plus révoltant,

c’est que ce crocodile s’imagine que

son chef-d’œuvre,

son privilège

et son monopole,

ce sont les sentiments tendres !

 

Mais que le diable me prenne tout entier
et que l’on me pende à ce clou les pieds en l’air,

est-ce qu’une femme sait aimer qui que ce soit,

hormis les petits chiens ?

 

En amour,

elle ne sait que pleurer et se lamenter.

 

Où l’homme souffre et se sacrifie,

son amour à elle ne se traduit qu’en

ce qu’elle joue de sa traîne

et tâche de nous prendre très fort par le nez.

 

Vous avez le malheur d’être femme ;

vous connaissez

par vous-même

la nature féminine :

 

dites-moi,

en conscience,

si vous avez vu dans votre vie une femme qui soit

sincère,

Fidèle

et constante ? …

Vous n’en avez pas vu ?

Seules sont fidèles et constantes

les vieilles femmes,

et les monstres !

 

Vous rencontrerez plutôt une chatte à cornes

ou une bécasse blanche

qu’une femme constante !