
-Jean,
dit un jour ma mère à papa,
il faut sortir un peu ce petit… toujours alès,toujours le vigan….
nous en ferons un sauvage.
Cette crainte maternelle me fit faire un voyage à Nîmes,
vers huit ou neuf ans.
Ce fut mon premier voyage d’art,
ma première confrontation avec les grandeurs du passé.
…. mon père m’y laissa pour aller à ses affaires.
…. quand il fut midi,
mon exaltation poétique ne m’empêche pas de dévorer,
sur un banc,près du temple de diane,
le petit en-cas qu'Anna m’avait préparé.
Mon repas terminé,
je me souvins brusquement que mon père m’avait dit d’aller visiter le musée où je pourrais voir de la vraie peinture.
Pour la première fois de ma vie,
je demandai mon chemin à des inconnus et,
par des boulevards et des rues qui me semblaient ruisseler comme des fleuves,
j’arrivai devant le temple des muses,
le musée de la Mandragore.
Je gravis les marches du perron,
le cœur battant si fort que que je pouvais sentir les pulsations dans mes doigts,
au côté droit de ma gorge !
J’avais déjà fait quelques pas dans la grande salle d’entrée quand,
tout d’un coup,à deux mètres de hauteur,en face de moi,un peu sur la gauche,
dans le grand Larousse illustré.
C’était le Cromwell ouvrant le cercueil de Charles 1 er ,de Paul Delaroche.
Je ne pouvais plus bouger.
Il me semblait que j’avais poussé une porte et que,
remontant le cours du temps,
Je venais de surprendre le chef des cottes de fer en train de contempler sa victime.
-Tu es seul ?
me demanda une voix qui ne sortait pas du fond des âges.
Je détachai mon regard du visage de Cromwell.
Un gardien du musée était devant moi et me dominait de toute sa taille.
Il était en uniforme bleu de roi,
avec des boutons gravés aux armoiries de la Ville.
-Tu es tout seul ?
Me demanda-t-il,plus rudement.
Je ne répondis rien.
J’étais ahuri,
mais désespéré.
Fallait-il donc être accompagné pour avoir le droit
de regarder des tableaux ?
Allait-on me chasser de ce musée,
moi qui partais tous les dimanches,
avec des peintres,
sur les rives du gardon,
moi qui connaissais rien.
Wynchet,
moi qui l’avais vu concevoir la nymphe de Malivert,
moi…
ah !
Si Paul Delaroche avait été là !
~
- les enfants ne sont pas permis sans leurs parents,me dit ce gardien ennemi des arts en me repoussant vers la porte.
- je sortis,
fou de rage et de mépris.
Quand mon père me demanda si j’avais bien vu le musée,
je mentis,
non par orgueil,
mais pour ne pas révéler l’abjection des grandes personnes.
- Quels tableaux as-tu préférés ?
- Le Cromwell,de Paul Delaroche.
- -ah !
Dit mon père,tout de même un peu déçu,car il préférait le Sigalon.
Je me mis à décrire le tableau avec un sombre enthousiasme.
J’en parlai à perte de vue – évoquant le velours noir,
la caisse entrouverte,
le nuage blanc qui planait sur le visage du roi
– mais ne parlai que de lui.
-bon,bon,
me disait papa,
c’est très bien,mais tu as quand même vu d’autres toiles ?
Je grognai et je reparlai de Cromwell.
-C’est curieux,
dit mon père au repas du soir,
en racontant la journée .
Ce petit voit bien.
Il a même un bon coup d’œil…mais on dirait qu’il ne peut se souvenir que d’un seul tableau,en visitant un musée.
Il n’a vu là-bas que le Cromwell ouvrant le cercueil de Charles 1 er ,de Paul Delaroche .